- Matteo Stulo
Salmigondis
Dernière mise à jour : 31 déc. 2020
(Une fantaisie qui m'est venue devant le spectacle saisissant de Hong Kong. Quand les mots peuvent se substituer à l'image)
Nicolas Sarkozy, sentant le pouvoir lui échapper, prononça cette phrase : « le sel de la vie, c’est de savoir que l’on va mourir ». Puisqu’il faut mourir de quelque chose, je veux bien mourir d’épectase. J’aime les mots rares. Et vous ? Par exemple, l’anaphore de François Hollande « moi président… » lors du débat de l’entre deux tours de l’élection présidentielle, oxymore, amphigouri, anacoluthe, salmigondis … et épectase, celle du cardinal Jean Dianelou ou du président Félix Faure. « C’est du chinois », allez-vous me dire !
Justement ! Hong Kong est une île à quelques encablures seulement de la Chine. La ville et ses gratte-ciels, - ceux-là même qui m’évoquent l’épectase-, s’étalent en longueur sur une étroite bande de rivage au pied de collines abruptes couvertes de forêts. J’ai choisi de séjourner à Kowloon, ville de la rive continentale tournée vers l’île de Hong Kong. Bien plus chinoise, bien plus authentique, bien plus populaire ! Je prends tous les jours le bateau pour une traversée de quelques minutes seulement mais qui me donne chaque fois l’impression de changer de continent, tant Hong Kong très occidentalisée est différente de Kowloon.
Selon wikipedia, le mot epéktasis du grec ancien désigne une extension ou un allongement, par exemple l’allongement d’une voyelle brève.
Vus depuis ce côté de la baie, les buildings de Hong Kong, banques, assurances, multinationales, nouvelles cathédrales d’un monde matérialiste, ne semblent guère plus gros que de vulgaires morceaux de sucre. Un œil fermé, l’autre amusé, je les mesure entre deux doigts écartés et j’imagine qu’il s’agit de simples legos que je pourrais déplacer ou faire tomber par jeu. Mais à la sortie du bateau, les tours, mêmes élégantes et futuristes, érigées en symboles d’un capitalisme triomphant et arrogant, deviennent écrasantes.
L’épectase est, chez les chrétiens, une tension et un progrès de l’homme vers Dieu. A la mort du cardinal Dianelou, l’église catholique, embarrassée, publia en guise d’éloge funèbre « c’est dans l'épectase de l'Apôtre qu'il est allé à la rencontre du Dieu Vivant ». Le cardinal avait été retrouvé mort chez une prostituée.
La chaleur et l’humidité sont telles qu’on est vite en sueur. La nuit, en revanche, il faut profiter de Hong Kong. Il faut aller, à la nuit tombée, au bord de l’eau à Kowloon. Sur la rive opposée, les silhouettes des gratte-ciels se détachent avec grâce sur la masse sombre des collines. Leurs façades de verre aux arêtes lumineuses se reflètent les unes dans les autres dans un jeu de lumières et de couleurs kaléidoscopiques. Les eaux de la baie scintillent de mille reflets colorés. Il faut tourner le dos à la baie et s’enfoncer dans la ville chinoise dont les rues animées, éclairées comme en plein jour par une multitude d’enseignes géantes et de néons multicolores, ne désemplissent pas. On y trouvera des commerces d’objets électroniques dernier cri avoisinant des échoppes de médecine traditionnelle chinoise, des boutiques de mode par dizaines à côté de salons de réflexologie plantaire, des marchés nocturnes en plein air aux étals regorgeant de marchandises bon marché, des restaurants de standing côtoyant des boui-bouis qui ne payent pas de mine mais où il fait bon s’arrêter pour y déguster un riz cantonnais. L’activité est incessante de jour comme de nuit. Ça grouille, ça vibre. J’aime me sentir traversé par l’onde électrique qui semble parcourir la ville. Pourtant, passés les premiers moments d’étonnement, un sentiment de dégoût finit presque par faire place au ravissement, comme après un repas trop copieux, face à une telle débauche de marchandises, devant une telle frénésie et tant de lumières inutiles. S’arrêter un instant, prendre au coin d’une rue un jus de mangue pressée, laisser la sueur sécher dans son dos, essayer de déchiffrer les enseignes, ne pas y arriver car c’est du chinois, puis repartir, se frayer un chemin à travers la foule dense who is doing shopping at night. Tout cela est-il bien nécessaire ?
C’est à la suite de l’érection fatale du cardinal que le sens moderne d’épectase « mort durant l’orgasme » fit son entrée dans le Petit Robert. Le Canard Enchaîné en est à l’origine. Peu convaincu par la version de l’Eglise, un journaliste malicieux détourna le mot de son sens premier « tendu vers l’avant ».
Dimanche soir, je suis allé danser la salsa. Mais apparemment les figures que l'on nous enseigne à Paris sont moins universelles que je ne le pensais. Une chinoise avec qui je finissais laborieusement de danser m’a remercié d’un sourire glacial et a conclu l’air contrariée « we don’t dance the same dance ». Cela m’a un peu refroidi malgré la chaleur ambiante !
L’histoire regorge d’anecdotes macabres et drolatiques concernant des personnalités mortes d’épectase: outre le malheureux cardinal qui fut involontairement à l’origine du sens familier du mot, citons le président Félix Faure, les papes Paul II et Pie IV, Richard Wagner ou encore Nelson Rockefeller. La pauvre femme qui assista aux derniers moments de Félix Faure succombant à la fellation dont elle venait de le gratifier fut surnommée la Pompe funèbre. Mais apparemment, les femmes sont épargnées par l’épectase, malédiction exclusivement masculine. A quand l’épectase du capitalisme ?
Matteo Stulo
Hong Kong
************************